Face à la crise écologique, la recherche doit être publique et indépendante !
Entretien que j’ai donné dans le cadre d’université ouverte
Au-delà de la pandémie actuelle, nos organisations sociales sont face à un défi gigantesque : limiter la destruction écologique liée aux activités humaines (effondrement de la biodiversité, changement climatique, pollutions de l’air, des sols, de l’eau…) et s’adapter à des conditions de vies d’ores et déjà modifiées. La recherche scientifique et la diffusion des savoirs ont été des éléments majeurs dans la formalisation de ces problématiques. Hendrik Davi, chercheur en écologie, aborde dans cette interview comment faire le lien aujourd’hui entre science et société pour faire face à ce défi, et comment les conditions de travail de l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) en France impactent directement la plus ou moins grande réussite de cette mise en lien.
Est-ce que tu peux détailler le lien entre l’INRAE, ton travail précis en tant que chercheur, et les « bouleversements écologiques » qui sont désormais largement vus comme le défi majeur auquel va être confrontée l’humanité dès à présent et pour les décennies à venir ?
Je travaille à l’Institut National pour la Recherche Agronomique [INRA, devenu INRAE en 2020] depuis octobre 2005, alors que j’avais réalisé mon doctorat à Orsay au sein d’une unité mixte associant le CNRS et l’université. J’ai pu découvrir que le travail à l’INRA, qui est un institut de recherche finalisée, était sensiblement différent du travail au CNRS ou à l’université. Tout d’abord, nous bénéficions de conditions de travail objectivement meilleures. Le ratio entre ITA ingénieur·e, technicien·nes et travailleur·ses administratif·ves et chercheur·ses (3,4) est largement plus élevé (même s’il a chuté) qu’à l’université ou qu’au CNRS. Nous bénéficions ainsi d’un appui technique et administratif de très grande qualité. Cette spécificité tient du fait que nous sommes un institut de recherche finalisée. Par conséquent, nos questions de recherche portent sur des objets d’intérêt immédiat pour la société comme l’agronomie ou les milieux naturels. Nous devons contribuer à apporter des réponses aux gestionnaires de ces milieux, ce qui requiert une connaissance empirique forte sur ces objets et donc des dispositifs expérimentaux importants. Cela m’amène à la seconde spécificité du travail de recherche dans un tel institut. Certes, il existe à l’INRAE, comme ailleurs, tout le gradient entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Mais en ce qui me concerne la façon de construire le programme de recherche diffère. En tant que chercheur dans un organisme de recherche finalisée, je pars de problèmes spécifiques posés par les gestionnaires et je construis un programme de recherche dessus pour voir quels sont les verrous qui empêchent une réponse scientifique aux questions soulevées.
Prenons un exemple, quand je suis arrivé à l’INRA, une succession de sécheresses après 2003 a conduit à une augmentation des dépérissements dans les sapinières de l’arrière-pays méditerranéen. Ces dépérissements ont soulevé beaucoup d’inquiétudes pour de nombreuses petites communes, qui ont interpellé l’Office National des Forêts. Comme il existe un lien assez fort entre les agent·es de l’ONF et les chercheur·ses et technicien·nes de l’INRA travaillant sur les forêts, il était assez naturel de construire un programme de recherche pour étudier les causes et les conséquences des dépérissements forestiers et voir dans le cadre du changement climatique si ces phénomènes allaient s’amplifier. En ce qui me concerne, cela résonnait avec mes propres intérêts. Ma thèse portait déjà sur l’effet des changements climatiques sur les capacités de séquestration de carbone des forêts.
Le travail scientifique sur ces enjeux sociétaux permet d’appréhender l’ampleur de la crise écologique, mais aussi la complexité ou les incertitudes concernant tant l’état des lieux que les réponses possibles à apporter. Cette complexité et ces incertitudes ne sont pas toujours bien acceptées par les gestionnaires, les journalistes, mais aussi les militant·es environnementalistes et politiques. Il y a, je crois, dans l’ensemble des savoirs produits dans la société, une spécificité du savoir scientifique qu’il faut préserver de tout lobbying. Nous avons besoin d’un état des lieux social et écologique aussi objectif que possible, même si je ne suis pas dupe quant à la possibilité d’une neutralité axiologique totale. Mais en ce qui me concerne, j’essaye de dissocier jusqu’à la schizophrénie, le scientifique du militant politique. Prenons l’exemple de la centrale de Gardanne, une centrale à charbon reconvertie en central à bois. En tant que citoyen je trouve ça absurde de brûler du bois pour produire de l’électricité, mais je ne suis pas un énergéticien. En tant que scientifique, je peux par contre dire que la production de bois en PACA est insuffisante, mais que l’extension de la zone de prélèvement à AURA permet une utilisation durable de cette ressource pour la centrale.
Donc selon moi, être un·e « scientifique engagé·e », ce n’est pas donner une caution scientifique à des opinions politiques aussi justes soient-elles. Une façon plus juste d’être un·e « scientifique engagé·e » est de choisir des sujets de recherche, afin de lever des verrous scientifiques sur des grands enjeux écologiques, sociaux, sanitaires ou économiques. Une autre façon de s’engager en tant que scientifique est réfléchir et d’agir concrètement sur les moyens de production de la science qui est une activité spécifique, mais dont la spécificité est fragile. J’aime beaucoup la définition qu’en donnait Bourdieu dans Science de la science et réflexivité :
« Le sujet de la science est non un collectif intégré (…), mais un champ et un champ tout à fait singulier, dans lequel les rapports de force et de lutte entre les agents et les institutions sont soumis aux lois spécifiques (dialogiques et argumentatives) découlant des deux propriétés fondamentales, étroitement liées entre elles, la fermeture (ou la concurrence des pairs) et l’arbitrage du réel (…). La logique elle-même, la nécessité logique est la norme sociale d’une catégorie particulière d’univers sociaux, les champs scientifiques, et elle s’exerce à travers des contraintes (notamment les censures) socialement instituées dans cet univers. »
L’importance qu’ont pour moi les moyens et les pratiques collectives de l’activité scientifique m’ont à la fois conduit à suivre un parcours complémentaire en Épistémologie, mais ont aussi contribué à motiver mon engagement syndical à la CGT-INRAE depuis 15 ans maintenant.
Depuis ton arrivée à l’INRA, comment ont évolué ses moyens pour remplir ses missions ? Comment pourrais-tu décrire l’évolution de tes conditions de travail concrètes et celles de tes collègues ?
J’ai pas mal de chances. Je suis dans une unité dans laquelle l’ambiance de travail est très bonne, notamment du fait de l’absence de mâles alpha killer de la publication. Nous avons construit un vrai collectif de recherche avec un vrai programme de recherche, que nous tentons de préserver des aléas des appels à projet. D’autre part, nous travaillons sur des sujets – l’effet des changements climatiques sur les forêts – pour lesquels il n’est pas trop difficile d’accéder aux ressources sur appel à projets (ANR et Europe notamment). Mais même dans un environnement aussi favorable, j’ai vu le travail changer. Nous sommes submergé·es par les réponses aux appels d’offres à une multitude de guichets (ANR, Europe, ADEME, Région, LABEX), les évaluations d’unités, de collègues, d’articles ou de projets. L’injonction à la publication et la dictature du H-index ou de la citation ont singulièrement tendu tous les rapports dans la communauté. Cette dictature de l’appel à projet avec une rentabilité à court terme, pèse sur les équipes techniques qui sont parfois débordées, alors qu’à d’autres moments nous sommes contraints de déprogrammer des suivis de long terme, faute de moyens. Sous certains aspects, c’est un véritable gâchis de moyens scientifiques et techniques. Typiquement, nous faisons des suivis de long terme sur le mont Ventoux qui est un véritable laboratoire à ciel ouvert pour étudier l’effet des changements climatiques sur les forêts. Or nous galérons chaque année pour trouver les ressources pour assurer ces suivis long terme que cela soit des données climatiques ou de très bons indicateurs du changement climatiques comme la phénologie des arbres (c’est-à-dire la mise en place et la chute des feuilles) et leur état sanitaire. Dans notre équipe nous gérons aussi un dispositif expérimental qui permet de mesurer précisément les flux de CO2 et H20 entre l’atmosphère et la forêt. Pour tous ces dispositifs, nous n’avons pas de crédits récurrents. Donc faute de moyens, nous sommes parfois obligé·es de renoncer à des mesures.
Plus largement, je dirais que le monde de la recherche académique mondiale oscille entre l’hystérie de la publication, qui parfois sombre dans une véritable société du spectacle et la dépression collective. Combien d’étudiant·es brillant·es, nous avons vu abandonner après un énième post-doc. A l’étranger, mais de plus en plus en France, certain·es scientifiques très reconnu·es pour leurs travaux de plus de 40 ans, n’ont même pas de postes fixes et voguent d’unités en unités embarquant à chaque fois toute leur famille. J’ai vu aussi se multiplier les burns out ou autres formes de dépression. Comme l’indique le titre de l’ouvrage de Vincent de Gaulejac, « la recherche est malade du management ».
Le futur de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) en France est dessiné dans le projet de Loi de Programmation Pluriannuel de la Recherche (LPPR). Est-ce que cette évolution te semble à même de permettre à la recherche scientifique et à l’enseignement supérieur d’aider notre organisation sociale à faire face aux enjeux écologiques ?
Il existe une prise de conscience dans nos instances mais aussi dans les ministères que la France n’investit pas assez dans l’ESR. Nous retrouvons ce diagnostic dans la stratégie nationale de recherche publiée sous le gouvernement Hollande, dans les rapports de députés LREM, ou dans les trois rapports qui préfigurent la LPPR. Le ministère et Macron disent donc qu’ils vont augmenter les budgets. Mais je ne pense pas que les choses vont changer. D’abord, sans changement global de cap du gouvernement, je doute qu’en temps de crise avec une dette qui aura explosé, ces promesses seront réalisées. Mais surtout, elles ne sont pas à la hauteur en termes de volume et il n’y a quasiment aucun changement dans les logiques d’évaluations de la recherche et de répartition des moyens. Si l’on veut stopper l’inflation bureaucratique qui noie les chercheur·ses et met sous pression toutes les autres catégories de personnels, il faut sortir une fois pour toute de la dictature de l’appel à projet. Pour cela, il faut supprimer l’ANR, les initiatives d’excellence et l’HCERES. C’est tout le dispositif de répartition des moyens qu’il faut revoir. Je défends depuis longtemps, l’idée de crédit récurrents. À l’INRAE, nous l’avons estimé à 14000 euros par agent et par an. Ces crédits seraient versés aux unités qui devraient les répartir démocratiquement entre les différentes activités. Pour éviter le retour du mandarinat, il est absolument nécessaire que cette révolution dans l’attribution des crédits s’accompagne d’une révolution démocratique dans l’organisation de nos unités et nos instituts. Les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) et les universités doivent recouvrer leur rôle dans la politique scientifique, mais les conseils scientifiques et les instances d’évaluation doivent très largement associer les représentant·es du personnel dans la décision et non pas seulement dans la consultation. Nous devons faire confiance aux agent·es. Ils savent faire le travail, elles et ils sont souvent très qualifié·es. Nous n’avons pas besoin de les contrôler comme des enfants de primaire.
Selon toi, comment devrait évoluer l’enseignement supérieur et la recherche pour participer à aider nos organisations sociales à être les plus à même d’affronter le défi écologique ?
Tout d’abord, selon moi, une grande partie des défis écologiques et sociaux n’exigent pas plus de science, mais une refonte globale de notre système politique et social. Les constats scientifiques bien argumentés ne manquent pas tant sur le climat, la pollution globale et ses conséquences ou la biodiversité. D’ailleurs, sur tous ces thèmes il existe des consortiums de scientifiques qui établissent des expertises collectives (ex du GIEC ou de l’IPBES) de très grandes qualités qui donnent tous les éléments aux citoyen·nes comme aux politiques pour se faire un avis éclairé. Les alternatives techniques ou sociales sont aussi souvent déjà bien documentées, même s’il reste du chemin à faire pour renforcer le continuum entre recherche fondamentale, recherche finalisé et institut techniques et les entreprises. Il existe néanmoins des défis scientifiques sur certains sujets comme une production durable d’énergie, ou comment au mieux trouver les bons compromis entre production et préservation de l’environnement. Par exemple, produire bio exige une augmentation des surfaces et de la main d’œuvre, ce qui peut poser un problème pour la préservation d’autres milieux naturels comme les forêts et induire une hausse des prix qui complique l’accès à l’alimentation des milieux populaires. Travailler sur tous les compromis entre la préservation de notre planète et l’émancipation économique et sociale du plus grand nombre est une piste de recherche finalisée importante à mon avis pour les années à venir.
Mais pour affronter les défis écologiques, il faut d’abord renforcer les expertises collectives et les services publics qui travaillent sur ces thèmes pour que les personnels de la recherche puissent travailler sereinement. Le plus important est d’assurer leur stricte indépendance vis à vis des lobbys, quels qu’ils soient. Le meilleur garant est le statut de fonctionnaire, qui de par les protections qu’il procure, rend normalement le ou la fonctionnaire indépendant·e dans son travail du pouvoir économique, mais aussi, et c’est moins intuitif, du pouvoir politique. Par exemple, si un·e chercheur·se INRAE publie un résultat qui déplait au pouvoir en place, il ne peut pas se faire licencier pour ça, contrairement au CDD qui peut être viré·e par son ou sa supérieur·e direct. L’autre garant de cette indépendance, est de mettre fin à la dictature de l’appel à projets. Aujourd’hui, si un·e chercheur·euse mène des travaux qui vont à l’encontre de la doxa en cours, qu’elle soit politique ou scientifique, il est peu probable qu’il soit subventionné·e par l’ANR. Imaginer un projet ANR intitulé « Comment mettre fin au pouvoir de classe des actionnaires et rendre aux travailleurs les moyens de productions ? » Je doute qu’il puisse être retenu. Il faut donc rendre leur liberté aux chercheur·ses.
Je sais que cette vision de la recherche scientifique comme tour d’ivoire à reconstituer est assez attaquée à gauche, comme à droite. Venant de la gauche, une critique légitime est la suivante : les scientifiques comme tou·tes les citoyen·nes sont victimes de l’idéologie consumériste et élitiste dominante, par conséquent si on les laisse chercher par elleux-mêmes, rien n’indique qu’iels chercheront dans la bonne direction pour résoudre les défis écologiques et sociaux. A mon avis, cette critique confond plusieurs choses. D’abord, je le répète, les solutions à nos défis sont avant tout politiques et sociales et rarement seulement scientifiques, c’est donc donner trop de pouvoir aux scientifiques, que d’attendre d’elleux seul·es des solutions. Ensuite, il faut distinguer le programme de recherche qui est la mise en œuvre d’une succession d’activités de recherche (théories, expérimentations, observations) et les objectifs de recherche. Je crois à la nécessité d’une indépendance très stricte des collectifs de recherche concernant la construction de leur programme de recherche et la publication de leurs résultats. Pour les objets et les objectifs de recherche, nous avons des instituts de recherche finalisée public, qui ont parfaitement su organiser une recherche dans des directions données pour répondre à des besoins. À l’INRAE, nous avons un document d’orientation qui cadre les recherches des personnels. Rien n’empêche le législateur ou des collectifs de citoyen·es de demander aux chercheur·ses des instituts de recherche finalisée, dont c’est le rôle, de travailler dans une direction donnée. Prenons un exemple, à l’INRAE à Avignon une chercheuse très brillante a été recrutée sur un concours blanc, mais elle a ensuite refusé de travailler sur la tomate, qui est l’objet d’étude du laboratoire. Elle n’a finalement pas été titularisée. Le recours à la coercition est très rare et les chercheur·ses refusant de travailler sur l’effet des changements climatiques ou sur l’agriculture biologique ne seront pas très nombreux·ses à mon avis. C’est un peu comme des soignant·es en période de pandémie, ils n’ont pas besoin de projets ou de primes pour qu’iels acceptent de soigner les malades.
Le dernier point important, c’est le partage des connaissances. Je pense que les enseignant·es-chercheur·ses jouent un rôle très important à l’université, mais il faudrait à mon avis approfondir ce partage plus largement en direction des citoyen·nes. Cela peut passer par des réseaux de sciences participatives, des universités populaires ou le renforcement du lien entre le supérieur et le secondaire. La crise sanitaire actuelle comme la crise écologique démontrent la difficulté d’un partage intelligent, dans lequel la production scientifique puisse être un apport spécifique et complémentaires des autres savoirs. Nous faisons face aujourd’hui à la résurgence d’un populisme scientifique, ou n’importe quel·le chercheur·se prend la parole sur n’importe quel sujet souvent en dehors de son champ de compétence et où n’importe quel·le citoyen·ne se croit autant compétent que le scientifique. En lieu et place d’une véritable démocratie du savoir, on tombe dans un marécage d’opinions qui toutes se valent. Cette dynamique est potentiellement dangereuse.