« Utopies réelles » d’Erik Olin Wright : de la refondation d’une science de la transformation émancipatrice ?
Article écrit pour le site contretemps
Erik Olin Wright : sociologue des classes sociales
« Utopies réelles » paru initialement en 2010 en Anglais sous le titre « Envisionning Real Utopias » est le premier ouvrage du sociologue américain Erik Olin Wright traduit en français. Professeur de sociologie à l’Université du Wisconsin à Madison, ces travaux antérieurs traitaient principalement de l’étude des classes sociales. De « Class, crisis, and the state » publié en 1978 à plus récemment « Class counts: comparative studies in class analysis » ou « Understanding class » respectivement publiés en 1997 et 2015, il a cherché à mettre à jour le concept marxiste de classe. Son objectif est de mieux prédire les intérêts matériels, les expériences vécues, les conditions de vie, les revenus des différentes classes sociales et d’avancer sur la catégorisation de ces mêmes classes. Il a aussi pensé la redéfinition du socialisme en tant que boussole pour s’orienter politiquement dans un article publié initialement dans la New Left Review[1] traduit dans contretemps[2].
Utopies réelles un ouvrage à part et ambitieux visant à refonder une théorie critique
« Utopies réelles » est un ouvrage à part dans son travail. Écrit entre 2007 et 2009 en pleine crise financière, il est résolument politique et dépasse largement la question des classes sociales. Cet ouvrage de près de 600 pages se donne comme objectif de refonder une théorie critique du capitalisme[3]. Après avoir redéfini les tâches d’une science sociale émancipatrice dans le chapitre 2, il fait un diagnostic rapide du caractère nuisible du capitalisme dans le chapitre 3, avant d’analyser les alternatives de façon théorique et puis empirique dans les chapitres 4 à 7 et de développer une théorie de la transformation sociale dans les chapitres 8 à 11. Ce livre est donc très ambitieux et traite de quasi toutes les questions épineuses que se posent les militants engagés dans la lutte contre le capitalisme : le rôle des sciences sociales, les contradictions du système capitaliste, la portée de multiples exemples concrets d’alternatives et les questions stratégiques posées par la période.
Les tâches d’une science sociale émancipatrice
Il définit dès le début le cadre que doit constituer une science sociale émancipatrice : « Une science sociale émancipatrice cherche à produire une connaissance scientifique en rapport avec un projet collectif contestant les différentes formes d’oppression humaine. L’appeler science sociale, plutôt que critique ou philosophie sociale, oblige à reconnaître l’importance, pour cette tâche d’une connaissance scientifique systématique du fonctionnement du monde. La dimension émancipatrice identifie, quant à elle un objectif moral central dans la production de cette connaissance, à savoir l’élimination de l’oppression et la création de conditions favorisant l’épanouissement humain » p29
Cette science sociale doit se donner trois tâches : examiner les causes institutionnelles des oppressions, évaluer les alternatives qui doivent être désirables, viables et réalisables et envisager des transformations qui permettent de surmonter les obstacles à la mise en place de ces alternatives. Erik Olin Wright explicite aussi dans cette partie les arrières plans moraux qui sous-tendent l’exigence d’émancipation qui sont selon lui peuvent être résumés en deux principes : la justice sociale définit comme l’égal accès aux biens matériels et sociaux permettant une vie épanouissante et la justice politique comme égal accès aux décisions collectives.
Ce cadre dans lequel il inscrit tout le reste de son travail présente trois grands avantages, mais aussi quelques lacunes.
- D’abord, il s’inscrit dans un cadre de développement scientifique et rationnel, ce qui est selon moi un atout, car la démarche scientifique présente une efficacité dont nous ne pouvons pas nous passer. Insister sur ce point est d’autant plus important que la science comme pratique sociale autonome est largement menacée tant par l’économie capitaliste que par des philosophies anti-scientistes. Néanmoins, il n’interroge pas du tout dans son texte les institutions dans lesquels se déploient la science contemporaine, qui ne sont pas du tout neutre tant en ce qui concerne les méthodes de recherches, que les choix des objets de recherche. Dans la suite de son livre, il détaille d’ailleurs peu le rôle du travail intellectuel et des institutions scientifiques[4]. Alors qu’émerge tout une littérature sur le capitalisme cognitif et que se développe le modèle des logiciels libre, c’est pour le moins surprenant.
- L’autre point fort du cadre d’Erik Olin Wright est qu’il assume un arrière-plan moral que les marxistes ont toujours eu du mal à assumer. Le jugement d’une politique se faire toujours à l’aune de jugements moraux, qui sont in fine irréductibles à toute déduction rationnelle. C’est un choix moral. Néanmoins, si les deux principes mis en avant sont très puissants –justice sociale et justice politique-, son analyse est trop courte et met de côté de nombreux problèmes. Par exemple, rien dans ces principes moraux ne concernent les relations entre l’homme et la nature. De plus, la tension entre l’égalité et la liberté n’est pas abordée.
- Le triptyque analytique proposé – analyse des oppressions, définition des alternatives, trajectoire de transformations-, est efficace. Mais un point est peu discuté dans cette approche : comment travailleur intellectuel et militant peuvent dialoguer ? Pour le dire autrement, que vaut une science de la transformation sociale, si elle ne pense pas dans le même mouvement son lien avec la lutte politique et sociale concrète et l’émergence de ce que Gramsci appelait l’intellectuel organique.
Une critique globale du capitalisme
La seconde partie de l’ouvrage détaille le caractère nuisible du capitalisme qu’il définit comme (i) un système de classe dans lequel ceux qui détiennent les moyens de productions exploitent les autres et (ii) dans lequel la coordination économique se fait par le biais d’agents privés sur le marché. Évidemment, il explique qu’aucune économie n’est strictement régit par ses deux principes de façon pure. Les économies réelles sont toujours mixtes. Il détaille ensuite 11 critiques qui peuvent être faites au capitalisme que l’on peut résumer en quatre grands points : (1) l’incapacité à assurer le bien-être social et spirituel, (2) le développement du consumérisme et la destruction de l’environnement, (3) l’impérialisme et le militarisme, (4) la limitation la démocratie.
Son analyse du capitalisme et des dégâts qu’il génère est complète et couvre bien l’ensemble des enjeux. Sa présentation très analytique et factuelle évite le travers des théorisations unificatrices, qui peuvent être creuses et éloignées des réalités empiriques observées. Mais cette force est aussi sa faiblesse. Son analyse du capitalisme ne permet pas de voir les liens organiques entre les différents aspects du capitalisme et les contradictions réelles auxquelles cela conduit. Une analyse plus dialectique, mais aussi plus fidèle à la tradition marxiste, permettrait ensuite de mieux comprendre les alternatives concrètes présentées dans la suite de l’ouvrage et de mieux hiérarchiser les verrous politiques à la transformation sociale. Par exemple, le lien intime entre capitalisme et extractivisme, aboutit à une tension entre développement du capitalisme et durabilité des ressources naturelles. Sans analyse de cette contradiction, on ne comprend pas l’émergence des luttes écologistes et des enjeux climatiques devenus centraux dans la genèse d’utopies réelles à la fin du XXème siècle. Un autre exemple réside dans la contradiction entre la prolétarisation de l’ensemble de la société, ce qui inclue les femmes ou les cadres, et le nécessaire maintien pour l’ordre capitaliste de micro-pouvoirs légitimes pour la reproduction du système : le cadre dans l’entreprise, l’homme dans la famille. L’autre point qui manque est la dimension historique du processus d’extension du capitalisme (impérialisme) et d’intensification du capitalisme (marchandisation d’un nombre accru de services et de biens communs).
Quel cadre théorique pour penser les alternatives ?
Avant de présenter son propre cadre théorique pour penser les alternatives. Erik Olin Wright prend le soin de remettre en cause cinq thèses du cadre marxiste : (1) l’insoutenabilité du capitalisme due à ses contradictions internes, (2) l’intensification de la lutte contre le capitalisme due à l’extension du prolétariat, (3) le renversement par le prolétariat du capitalisme affaiblit du fait de ses contradictions (4) la transition vers le socialisme (5) l’avènement du communisme. Selon lui, l’histoire n’a pas validé ces hypothèses. Le capitalisme s’est développé en dépit de ces contradictions, l’extension du prolétariat n’a pas produit mécaniquement une force révolutionnaire et là où des révolutions « socialistes » ont eu lieu, la dégénérescence de l’état et l’avènement du communisme n’a pas été la suite logique de ces révolutions.
Sa réticence à user du cadre théorique marxiste pour penser les alternatives expliquent pourquoi nous ne trouvons pas d’analyse systémique des contradictions du système capitaliste dans la partie précédente. Nous ne pouvons qu’aller dans son sens quand il s’agit de critiquer une vision mécaniste et positiviste de l’histoire telle qu’elle est présentée dans le Manifeste du parti communiste et dans une certaine tradition marxiste. Par contre, l’abandon de toute analyse systémique des contradictions du capitalisme n’est pas à mon avis souhaitable. Tout analyse des contradictions d’un système dynamique permet d’anticiper les directions des trajectoires possibles de ce système. Ces trajectoires sont évidemment multiples, dépendent de nos choix collectifs et des issus de nos luttes. Elles sont donc irréductibles à une mécanique linéaire simple. Mais je pense qu’il aurait au moins dû laisser plus ouverte la question d’une analyse unifiée des contradictions du capitalisme. Il n’abandonne pas d’ailleurs toute prétention à une analyse théorique de la transformation. Mais il préfère un cadre alternatif au cadre marxiste traditionnel, qui selon lui comporte trois faiblesses importantes concernant (i) l’intensification des crises, (ii) les dynamiques de prolétarisation, (iii) la capacité d’action de la classe. Nous ne pouvons qu’adhérer à ce constat. Mais il passe tout de même sous silence que sur ces trois sujets, les marxistes ont beaucoup élaboré tant sur l’analyse des crises du capitalisme, que la composition des classes sociales ou la question de l’hégémonie et de la conscience de classe.
Le cadre conceptuel qu’il propose repose sur un triptyque : le pouvoir social, le pouvoir politique et le pouvoir économique (Figure 1). La boussole socialiste qu’il élabore doit se donner comme orientation le renforcement du pouvoir d’agir social par 3 moyens qui sont figurés par les flèches 1, 4, 6 présentes sur la figure 1 : le développement de l’économie sociale, le contrôle démocratique sur le pouvoir étatique, la participation sociale au pouvoir économique. Ce cadre simple est assez puissant et peut être utilisé efficacement pour dessiner nos tâches militantes pour faire reculer le capitalisme.
Figure 1 : Les voies de l’accroissement du pouvoir d’agir social (p213)
Il présente néanmoins des faiblesses. D’abord, la double dimension idéelle et matérielle du pouvoir est absente de ce cadre. Le combat pour l’émancipation passe aussi par une lutte idéologique pour défendre les valeurs de justice sociale, de justice politique et de justice écologique. Évidemment la lutte idéologique est indissociable de la lutte concrète pour étendre ce que Erik Olin Wright appelle le pouvoir d’agir social. Mais la double nature idéelle et matérielle de la lutte pour l’émancipation doit être explicitement prise en compte, car les mécaniques idéelles et matérielles de pouvoir ne sont pas les mêmes. Enfin la dissociation des trois champs (politique, société civile et économique) est pertinente d’un point de vue stratégique, notamment car chacun des champs présente des fonctionnements institutionnels différents. Mais ce cadre ne permet pas de penser leur co-construction et leur co-développement, autrement que par les interactions symbolisées par les flèches. Notamment l’état de droit règle les institutions qui régule les marchés économiques et donne le cadre des libertés individuelles au sein de la société civile.
Les exemples d’alternatives
Le cœur de l’ouvrage présente ensuite une série d’alternatives concrètes qui permettent (i) de renforcer le contrôle démocratique de l’état (flèche 4 sur la figure 1), (ii) puis le contrôle social sur l’économie par le biais de l’économie sociale ou solidaire ou une plus grande participation sociale à l’économie capitaliste.
Sur les relations entre pouvoir social et pouvoir d’état, il détaille longuement les expériences de budget participatif, il discute de propositions pour améliorer la démocratie participative (financement public des campagnes, le recours aux assemblées de citoyens) et enfin traite des avantages de la démocratie associative.
Sur les relations entre pouvoir social et pouvoir économique, il donne de nombreux exemples empiriques : l’expérience de Wikipédia, l’économie sociale au Québec, le revenu inconditionnel de base, les fonds de solidarités des travailleurs, Mondragon[5] et l’économie coopérative.
Il discute aussi de deux modèles théoriques. Le premier est le socialisme de marché de John Roemer qui tente d’éliminer les rapports de classe en conservant les mécanismes de coordination économique du marché. L’idée centrale est de développer une économie avec une double monnaie, l’une pour acheter des marchandises ou des services (ex. des dollars), l’autre (des coupons) pour acquérir des parts dans les entreprises. Les coupons ne seraient ni héritables, ni échangeables et chaque individu en aurait un nombre limité. Les coupons permettraient d’obtenir des dividendes en dollars et les individus pourraient donc s’enrichir en gérant efficacement leur capital de départ en coupons. Mais le caractère non transférable et non héritables des coupons éviteraient la formation de classes sociales. Le second exemple est l’économie participaliste de Parecon. Le dispositif imaginé est ici très différent. La propriété sociale est égalitairement détenue par tous les citoyens, chacun participe aux choix économiques à proportion des conséquences qu’elles ont pour lui, l’emploi dépend des besoins, l’activité est planifiée selon ces besoins et la rémunération de l’effort-sacrifice consenti.
Les voies de la transformation
La dernière partie du livre concerne les stratégies de transformation, car Erik Olin Wright a bien conscience que toute extension du pouvoir d’agir social apparaîtra comme une menace pour les intérêts d’acteurs puissants qui profitent de la situation actuelle. Selon lui pour penser complètement la transformation, il faut développer quatre théories interdépendantes : (i) la reproduction sociale, (ii) les contradictions dans cette reproduction (iii) les dynamiques de changements en cours et (iv) les stratégies de changements qui peuvent être par rupture (tradition révolutionnaire), interstitielle[6] (tradition anarchiste) ou symbiotique (tradition réformiste).
Les paragraphes sur la reproduction sociale sont vraiment intéressants. La part idéelle de l’oppression assez absente du reste de l’ouvrage est ici mieux discutée. La complexité des structures de reproduction et les contradictions que cela génère sont entrevues et donnent une bonne base pour élaborer une théorie solide de la reproduction sociale et de ces failles. La partie sur les trajectoires de transformations et les stratégies est moins convaincante. La conclusion d’Erik Olin Wright selon laquelle la stratégie par rupture est une impasse n’est pas démontrée selon moi. Son idée qu’une telle transformation aboutit temporairement au moins à une dégradation des conditions de vie et donc à une réaction politique droitière est justifiée. Mais elle n’épuise par la question, car rien ne prouve non plus dans l’histoire que les stratégies interstitielles et symbiotiques permettront de lever le verrou que constitue l’existence d’une oligarchie économique, qui contrôle de façon plus ou moins directement des appareils d’états aux puissants pouvoirs coercitif et idéologique.
Conclusion
L’ouvrage d’Erik Olin Wright arrive assez bien à tenir une ligne de crête fragile entre pluralité empirique et tentative de théorisation. Son cadre théorique analytique permet de bien rendre compte de exemples empiriques. Et le cœur de son ouvrage où il y décrit tous ces exemples est très riche. Je ne retiendrais au final que trois critiques majeures. D’abord, son cadre théorique a jeté la contradiction hégélienne et la dialectique avec le bain d’un certain marxiste positiviste et mécaniste. Du coup, l’ensemble de l’édifice est fragile pas tant du point de vue de la présentation au demeurant très élégante, que de la capacité de ce cadre à envisager les trajectoires futures et notamment les points de basculement du capitalisme du fait de contradictions internes fortes. Le second défaut majeur est la relative absence des autres oppressions/ contradictions que la question du pouvoir d’agir social. Les questions écologiques, les oppressions de race et de genre sont relativement absentes. Or la montée des populismes avec la haine des émigrés, les luttes des peuples autonomes, l’affaire weinstein ou la crise climatique démontrent bien la centralité de toutes ces questions. Le dernier défaut est le manque de considération de l’historicité des phénomènes. Les trajectoires sociales sont ancrées à la fois dans des trajectoires nationales avec des spécificités et des forces d’inertie qui leur sont propres et un contexte de globalisation unique dans l’histoire de l’humanité.
[1] https://newleftreview.org/II/41/erik-olin-wright-compass-points
[2] http://www.contretemps.eu/en-quete-dune-boussole-de-lemancipation-vers-une-alternative-socialiste/
[3] J’utilise ici le concept de théorie critique mais Erik Olin Wright préfère celui de science sociale émancipatrice
[4] Il analyse néanmoins p109, le caractère nuisible de la propriété intellectuelle
[5] Mondragon est un groupe coopératif basque rassemblant 282 entreprises employant 73 000 salariés et générant 12 Milliards de chiffres d’affaire
[6] « L’adjectif interstitiel » est utilisé pour décrire différents types de processus qui se produisent dans les espaces et les fissures d’une structure sociale donnée ».